Billy Fasbender
Billy Fasbender, un homme passionné de théâtre, nous a quittés.
Monsieur Cuyvers était professeur de diction au Séminaire depuis des années lorsque j’y suis arrivé comme élève en 1954. C’était un maître formé à l’ancienne école, comme on dit, autoritaire, impressionnant, colérique parfois et liégeois par dessus le marché. Il reprenait les mauvais élèves : « Allez hein, fils, ce n’est pas comme ça qu’on prononce ! ». Beaucoup se souviennent encore et le remercient pour cette formation reçue. Pendant des années, il modela la diction, l’articulation de centaines de garçons issus de l’Ardenne profonde. A force d’exercices à décrocher la mâchoire, il leur inculqua les secrets d’un parler châtié et distingué. « Pour bien parler, il faut articuler, prononcer toutes les syllabes, répétait-il sans cesse. Prononcez avec moi : Dieu, chrétien, pitié ! Ne dites pas « Djeu, chrétchin, pitché » mais Di-eu, chréti-en, piti-é. ». C’était un homme de théâtre aussi, qui mettait en scène la pièce jouée par les élèves lors de la distribution des prix. Parfois même, il y tenait brillamment un rôle.( Le Petit Séminaire de Bastogne jouissait d’une excellente réputation théâtrale déjà à cette époque.)
Et puis, en 1955 ou 56, sa carrière se termina, il ne vint plus et le cours de diction disparut de la grille horaire.
Le chanoine Musty devenu supérieur, un nouveau professeur de diction arriva. Dans cette école aux principes austères, peuplée de professeurs ensoutanés et parfumés à l’odeur de pipe et de transpiration, nous l’espérions beau, jeune et plein d’idées modernes. Nous fûmes comblés. Billy Fasbender nous arriva, auréolé du prestige du Théâtre National, comme une bouffée d’air frais venant de la capitale. Il était grand, habillé élégamment d’un costume de velours brun , un foulard noué autour du cou, l’allure sportive doublée d’un certain raffinement légèrement étudié. Finies les colères et la discipline imposée par Cuyvers. Monsieur Fasbender était cool et son expression, musicale et séduisante. Rien qu’en l’écoutant lors de ses cours de diction, on accédait comme par enchantement à la perfection du langage. Mais ses obligations à Bruxelles l’obligèrent à abandonner ces cours de diction. Cependant la vraie raison, la voilà, je pense : il ne s’accommoda pas de l’obligation d’assumer sans relâche, pendant des heures répétitives, les ânonnements fastidieux de cette multitude de potaches. Cela ne correspondait pas à son tempérament d’homme de théâtre qui aimait le charme et les imprévus de la vie artistique. L’enfermement dans le carcan des horaires rigides de la « boîte » n’était pas pour lui. En prenant son repas de midi, au réfectoire des profs, en compagnie du Supérieur, des abbés et des professeurs laïcs, il avouait être épuisé après une heure de cours. « Comment faites-vous pour tenir le coup, disait-il aimablement. »
Il décida par conséquent de limiter son rôle à la mise en scène de la pièce de fin d’année.
Ce fut le départ d’une grande aventure théâtrale qui allait durer vingt et un ans.
Billy arrivait de Bruxelles en voiture. Les routes n’étaient pas celles d’aujourd’hui mais je pense qu’il aimait l’Ardenne, il y venait avec plaisir : c’était le retour vers le pays de ses ancêtres. Billy s’élançait vers la scène et se mettait à la place de chacun pour préciser l’intonation, le geste, le déplacement adéquat. Il expliquait le contexte, disait lui-même la réplique ou exécutait le geste ou le mouvement et tout devenait clair et limpide. Quelle générosité, quel talent chez cet homme passionné de théâtre ! C’était un maître aimable, spirituel, toujours de bonne humeur, un metteur en scène humain et respectueux de la personnalité de chacun. Il élevait rarement la voix et nous attendions avec impatience les soirées de mises en scène.
L’abbé Devignon était le responsable général de la pièce et spécialement des répétitions ; l’abbé Michel créait les décors. Avec Billy, ils formaient une fine équipe, soudée, dévouée corps et âme, comme on dit.
Billy commença en 1958, dans la vieille salle des fêtes. Nous jouâmes « Le Petit Prince ». Je ne me souviens pas du nom de tous les acteurs mais le Petit Prince était interprété par René Brialmont. Personnellement, je jouais le rôle du vaniteux : ça commençait fort !
Comme je porte le même nom que lui, je lui demandai un jour si nous étions parents. « Oui, me dit-il ! ». Il m’expliqua, à moi le petit garçon de la campagne, fils de paysan de la région de Louftémont, que son ancêtre, Pierre Joseph, surnommé « Le daguet de Louftémont », était un petit paysan de ce village, né en 1822, et qu’il avait été envoyé comme « saute-ruisseau » (domestique) chez un huissier à Bertrix. Ce « daguet de Louftémont » avait séduit la fille de l’huissier, d’où la montée de cette branche des Fasbender dans la hiérarchie sociale : les enfants et petits-enfants de ce Pierre Joseph devinrent avocats, médecin, Président de la Cour d’appel de Liège…etc. Lui, Billy, était l’arrière-petit-fils du « daguet ». J’étais très fier d’être un cousin éloigné de Billy.
Au début des années 60, Billy et l’abbé Devignon firent appel aux professeurs (André Noël, Constant Rossion, André Neuberg, René Georges, Philippe Delsate, Jocelyne Dricot, ..Colles, moi-même et d’autres encore…) pour jouer certains rôles : ce qui créa une excellente collaboration entre les élèves et le corps enseignant et une passion commune pour un théâtre de qualité au sein de l’école.
Jusqu’en 1970, les rôles féminins avaient été joués par des hommes car la présence de la gent féminine était soigneusement évitée dans l’enceinte de la « boîte ». (Je me souviens de Louis Déom qui jouait le rôle d’ Agrippine dans une tragédie de Racine en 1954 et qui exhibait des biceps de joueur de base-ball. C’était comique…)
En 1970, on fit appel pour la première fois à une dame, Bernadette Materne, pour jouer dans « Bon week-end, Monsieur Bennett ! ». C’était une révolution. Et cela continua avec bonheur les années suivantes avec la participation d’épouses de professeurs : Elisabeth Poncelet, Gisèle Lutgen, Arlette Noël, avant l’arrivée des élèves de l’Institut Notre Dame : Patricia Collard et bien d’autres.
La dernière pièce mise en scène par Billy fut « Knock, ou Le triomphe de la médecine ». Pour une obscure raison financière, je pense, Billy ne fut plus reconduit dans sa mission, au grand désespoir de l’abbé Devignon et de son équipe théâtrale. Après le départ de Billy, Constant Rossion puis Philippe Delsate assumèrent avec enthousiasme la mise en scène de la pièce de fin d’année.
Billy est mort le mercredi 10 mars 2010 à l’âge de 87 ans.
Les pièces jouées rappelleront, je l’espère, d’excellents souvenirs à pas mal d’élèves ou de professeurs : les voici dans l’ordre chronologique :
1958 : Le Petit Prince, de Saint-Exupéry.
1959 : Les 4 fils Aymond, de H. Closson.
1960 : Les Fourberies de Scapin, de Molière.
Là, où l’étoile s’arrêta, de F. Timmermans.
1961 : Extraits de Topaze, de Pagnol.
1962 : Knock, de J. Romains.
1963 : Amal ou La Lettre du roi, de R. Tagore.
1964 : Tour du Monde en 80 jours, de P. Kohout.
1965 : Le roi Cerf, de Carlo Gozzi. ( dans la nouvelle salle des fêtes)
1966 : L’Avare, de Molière.
1967 : Donogoo, de J. Romains.
1968 : Les Gaietés de l’escadron, de G. Courteline.
1969 : Le Petit Prince, de Saint-Exupéry.
1970: Bon week-end, Mr Bennett, d’A. Watkin.
1971: Noë, d’A.Obey.
1972: La Cuisine des Anges, d’A. Husson.
1973 : Le Corbeau, de C. Gozzi.
1974 : Les 4 fils Aymond, d’H. Closson.
1975 : La Petite ville, de T. Wilder.
1976 : Antigone, de J. Anouilh.
1977 : Les Fourberies de Scapin, de Molière.
1978 : Knock, de J. Romains
Jacques Fasbender
Rhéto 1960.